Histoire des musiques industrielles - Entretien avec Nicolas Ballet (1/2)
« Une nouvelle génération d’artistes s’ouvre vers un rapport à la création bien plus hybride. »
Attaché de conservation au Centre Pompidou et docteur en histoire de l'art spécialiste des cultures alternatives, Nicolas Ballet est passionné par les musiques industrielles. Il leur a consacré sa thèse, transformée en essai dense et captivant édité en 2023 aux Presses du réel : Shock Factory - Culture visuelle des musiques industrielles (1969-1995). Richement illustré, cet ouvrage monumental de 500 pages dissèque les musiques industrielles par le prisme de leurs productions visuelles, tissant des ponts entre les avant-gardes artistiques du XXe siècle et les contre-cultures.
Dans la première partie de cet entretien qu'il nous a accordé au Centre Pompidou, Nicolas Ballet revient sur l'histoire du mouvement industriel, de son avènement dans l'Angleterre des années 70 jusqu'à sa mutation aux États-Unis au cours des années 90, en passant par les scènes françaises ou japonaises.
Au début de votre livre Shock Factory, vous revenez sur la naissance du mouvement industriel. Comment le résumer en quelques mots ?
Il apparaît dans l'Angleterre du milieu des années 1970, sous l’initiative d’artistes qui proviennent du champ des arts visuels et de la performance. Son histoire est liée à celle du collectif COUM Transmissions. Créé à Hull en 1969 par Genesis P-Orridge et rejoint par Cosey Fanni Tutti quelques mois plus tard, COUM propose des expériences immersives dont l’engagement corporel sera de plus en plus extrême. Peter Christopherson et Chris Carter, proches du groupe, les rejoignent ensuite pour fonder Throbbing Gristle. En 1976, ils organisent l’exposition “PROSTITUTION” à l’Institute of Contemporary Arts de Londres avec des œuvres de Cosey Fanni Tutti et de Genesis P-Orridge, destinées à subvertir le male gaze de l’époque, conceptualisé un an auparavant par la critique de cinéma Laura Mulvey. Cette approche correspond à un état d’esprit en alerte qui se matérialise par des expériences musicales électroniques et performatives limites.
Chris Carter apporte un savoir technique qui permet au groupe d’utiliser des boîtes à rythmes, des synthétiseurs et des samples, avant la popularisation de la pratique au cours des années 1980 dans d’autres styles musicaux. Les autres membres de Throbbing Gristle s’intéressent parallèlement à des thématiques polémiques (totalitarisme, occultisme, pornographie, antipsychiatrie, criminalité) dans le but de choquer le regard des spectateurs. À travers des projections lors de performances radicales, ils tentent de malmener le processus de contrôle propre aux sociétés post-industrielles de cette période. Le principe de ces agressions sonores et visuelles est de faire prendre conscience au public de l’emprise qu’exerce sur eux les médias de masse.
Throbbing Gristle (de gauche à droite) : Peter Christopherson, Genesis P-Orridge, Cosey Fanni Tutti, Chris Carter.
Et d'où vient ce mot, “industriel” ?
Le performer californien Monte Cazazza a joué un rôle essentiel dans la formulation du genre musical en confiant l’expression « Industrial Music For Industrial People » aux membres de Throbbing Gristle. Ils s’approprient le terme « industriel » à une époque où celui-ci est désuet par rapport à l’ère post-industrielle dans laquelle ils évoluent. C’est un détournement, un pied de nez à l’égard de l’industrie musicale et du marché de l’art, qui provient aussi de la pensée de l’auteur William S. Burroughs. Dans son livre Révolution électronique (1970), il croise fiction et réalité tout en livrant un manuel de subversion des sociétés de contrôle. Les problématiques soulevées par les premiers groupes de musique industrielle proviennent en grande partie de ses concepts.
Comment les artistes de la scène industrielle s’approprient-ils ce concept pour créer de nouveaux paysages sonores ?
Des groupes comme Einstürzende Neubauten ou Test Dept. s’emparent du terme au sens littéral en s’appropriant des outils industriels comme nouveaux instruments de créations. Ils jouent dans des usines désaffectées, des environnements urbains à l’abandon auxquels ils apportent un nouveau souffle hybride, musical et visuel extrêmement fort. Einstürzende Neubauten attaque les fondations de salles de concert avec des marteaux-piqueurs, des pilonneuses, des perceuses et autres outils détournés de leurs fonctions.
Ce rapport à la création marque une forme de résistance face aux modèles artistiques établis. Une résistance qui se retrouve dans le choix de leur nom de groupe avec le terme « neubauten », qui désigne la construction de nouveaux bâtiments dans l’Allemagne d’après-guerre et qui représente un modèle en lequel ils ne croient pas et qu’ils visent à déconstruire. Ils mettent en scène une forme de mise à mort de la société allemande des années 1980 en s’appropriant les vestiges d’un monde ancien pour construire un nouveau système alternatif.
Lorsqu’on parle des musiques industrielles, peu de femmes sont citées. Est-ce que l’autobiographie de Cosey Fanni Tutti, Art Sexe Musique, parue en France en 2021 chez les éditions Audimat, a apporté un nouvel éclairage sur le mouvement ?
Cette publication a beaucoup compté pour la reconnaissance de la scène industrielle, mais pas seulement. Les œuvres de Cosey Fanni Tutti exercent une forte influence auprès des nouvelles générations d’artistes dans la sphère électronique et expérimentale, ainsi que dans le champ de la performance et des arts visuels. Son livre a aussi levé le voile sur la figure de Genesis P-Orridge. Elle y dépeint un personnage manipulateur et paternaliste qui ira jusqu’à mettre en danger la vie de Cosey Fanni Tutti.
Art Sexe Musique, autobiographie de Cosey Fanni Tutti publiée en 2021 aux Editions Audimat. Traduction de Fanny Quément.
Comment l’avant-garde artistique du XXe siècle a-t-elle influencé la scène industrielle ?
L’héritage de la modernité est palpable dans les noms des groupes : Cabaret Voltaire de Sheffield emprunte au Cabaret Voltaire de Zurich et au mouvement Dada, Die Form fait référence à la revue éponyme du Bauhaus, Étant Donnés à l'œuvre de Marcel Duchamp. On pourrait multiplier les exemples tant il y en a… Mais c’est avant tout dans les modes opératoires que les groupes s’inspirent des utopies modernistes de la première partie du XXe siècle, en reprenant à certains moment le format du manifeste, le système des presses parallèles, la pratique du collage, de la performance et du détournement (dont le terme est une évidence pour la pensée situationniste après-guerre). Autant d’éléments qui agissent sur la création même de groupes industriels, quelques décennies après la création des mouvements d’avant-garde, dans le contexte social et politique très différent des années 1970 et 1980.
Dans votre livre Shock Factory, vous décryptez la culture visuelle des musiques industrielles, au croisement de formats artistiques multimédias (performance, art vidéo). Quelle en est la portée novatrice ?
C'est leur anticipation sur le temps présent. La scène des années 70 et 80 avait préfiguré la politique qu'on vit aujourd'hui à l'extrême dans la société “hyperindustrielle”, concept passionnant du philosophe Bernard Stiegler dont j’explore le travail dans mon livre. Nous sommes tous sous l’emprise d’un rythme électronique avec nos agendas en ligne, la culture des notifications qui bouleverse notre rapport à l’attention. Ces sujets parlent aussi à beaucoup de jeunes artistes qui tentent de les renverser : déconstruction du genre mais aussi du rapport à l’attention malmené en raison de l’essor technologique.
Pour réaliser vos recherches sur la musique industrielle, vous avez voyagé dans plusieurs villes à l'étranger : Tokyo, Anvers, New York. La culture industrielle est-elle perçue différemment en fonction de ces différents pays ?
Il y a un vrai contraste entre les États-Unis et le phénomène européen. Outre-Atlantique il y a une différence d’interprétation de la scène avec le magazine Industrial Nation par exemple (ndlr : tiré à 15 000 exemplaires, il crée un engouement pour les sous-cultures affiliées à la musique industrielle). Les groupes Ministry, Nine Inch Nails et Marilyn Manson se sont servis de cette culture (à laquelle ils appartiennent) pour inventer un nouveau genre : le metal indus. Ils se sont appropriés des éléments de langage pour créer des œuvres plus accessibles qui participent à alimenter une industrie musicale très forte par l’exploitation commerciale des grandes majors. C’est une relecture de la scène industrielle vue par les États-Unis, dans laquelle le metal croise l'indus, c’est-à-dire des samples, des synthés et des sonorités électroniques qui façonnent ce style et l’assimilent à l’échelle d’une culture populaire. C’est le jeu des contre-cultures qui se transforment en une forme culturelle et c’est intéressant de voir qu’il y a aussi une évolution dans l’écoute.
Industrial Nation : la bible des musiques industrielle au format magazine.
Et au Japon ?
L’expérience japonaise est tellement différente. Je m’étais rendu dans le pays en 2014 pour rencontrer Akita Masami de Merzbow. Il partage les mêmes centres d’intérêts que les scènes européennes et américaines autour des environnements post-industriels à recycler et retourner contre eux-mêmes. J’ai voulu l’interroger sur ce qu’il faisait depuis la fin des années 1970 et j’ai aussi rencontré d’autres acteurs de la scène noise japonaise lors de mon séjour : K.K. Null (Kazuyuki Kishino) et Mitsuru Tabata de Boredoms, Zeni Geva et Acid Mothers Temple.
Je me suis rendu compte que mes questions relatives aux concepts de la scène industrielle occidentale n’avaient pas lieu d’être. Akita Masami correspondait avec certains membres de Throbbing Gristle et partageait avec eux une passion pour les avant-gardes artistiques européennes et japonaises comme Gutai (ndlr : mouvement mettant en avant le corps, la matière et les éléments).
Les autres musiciens et musiciennes de la scène déploient davantage une catharsis extrême sur scène que des concepts. À l’image d’une nouvelle génération qui se détache des anciennes et du système conservateur que l’on retrouve au Japon. J’ai donc beaucoup appris à l’occasion de ce voyage, grâce aux artistes passionnants qui ont pu partager leurs approches.
Est-ce que la scène française a des caractéristiques particulières qui la différencie des autres scènes européennes ?
C'est une scène bien plus éclectique. Si la plupart des projets se retrouvent souvent autour des images et des thèmes portés par le genre industriel, leurs productions musicales sont aussi très différentes : du bruitisme du Syndicat et d'Entre Vifs, en passant par les rythmes industriels de La NomenKlaTur, les expérimentations de Ptôse, Vox Populi! et Déficit Des Années Antérieures, jusqu'aux performances d'Étant Donnés et de NOX, les approches se distinguent des groupes britanniques, même si l'influence de Throbbing Gristle, Test Dept. et Coil est très importante en France.
Cette diversité musicale permet à certains acteurs de la scène française de s'ouvrir à d'autres mouvements ; je pense par exemple Anthon Shield (Michel Lecamp) et Reed 013 (Manuel Calmes) qui produisent à la fois des œuvres électroniques expérimentales tout en créant un groupe de cold wave au début des années 1980, Norma Loy. La formation était d'ailleurs en lien avec le fanzine et label New Wave (Patrice Lamare et Aline Richard), qui participait à la promotion de genres musicaux là aussi très variés. Tout comme le label de Jean-Pierre Turmel, Sordide Sentimental, ne se limitait pas seulement aux musiques industrielles : il publie des productions de Throbbing Gristle, Monte Cazazza et Psychic TV, mais aussi de Joy Division, Tuxedomoon et Savage Republic.
Les principaux acteurs de la scène française créent donc des liens entre divers styles musicaux, et les distributeurs et labels (comme Odd Size, Illusion Production, Front de l'Est, Ptôse Production Présente, Nuit et Brouillard), mais aussi les lieux contre-culturels comme les Établissements Phonographiques de l'Est (EPE) à Paris, ou les festivals tels « Divergences / Divisions » à Bordeaux (par André Lombardo) et les « Rencontres Trans Musicales » à Rennes ont beaucoup joué dans cette hybridation des genres, qui investissent de nombreuses villes en France.
Y a-t-il un héritage de la culture industrielle chez les artistes d'aujourd'hui ?
Oh oui ! Pour ce livre, je me suis amusé à chercher des noms qui ont transformé visuellement et musicalement cette scène. Des projets passionnants comme Himukalt, Pharmakon, Puce Mary, Prurient, Vomir de Romain Perrot ou Geography of Hell, un collectif français dont les membres ne révèlent pas leur identité pour mieux accueillir différents musiciens lors des live. La scène industrielle est très active et prend des formes différentes lorsqu’elle croise d’autres genres musicaux ; noise, harsh noise, power electronics….
Une nouvelle génération d’artistes est très au fait de ces scènes historiques et s’ouvre vers un rapport à la création bien plus hybride : entre bruitisme, techno hardcore (darkcore, digital hardcore, gabber), musique industrielle et hyperpop. Du renouveau breakcore de KAVARI, en passant par les lives explosifs de Dreamcrusher et de Concentration, jusqu’au hip-hop expérimental de Death Grips, les propositions sont nombreuses pour renouveler le genre.
De nombreuses ressources sur les musiques industrielles telles que les archives du distributeur spécialisé Front de l’est, le magazine Industrial Nation ou le fanzine New Wave font partie de la collection du MAGMA et sont consultables sur rendez-vous.
La suite de l’entretien avec Nicolas Ballet paraîtra très prochainement sur notre magazine culturel en ligne.